Quelques heures après la corrida du jour de l’Hispanité à Cordoue, en faisant l’impasse sur le compte rendu détaillé du mano a mano Morante de la Puebla / Juan Ortega, il m’est apparu impérieux de rapporter et analyser la seule prestation, du maître es-tauromachie qu’est José Antonio Morante Camacho de La Puebla del Río (Séville). Il n’est pas non plus mon intention de minimiser celle de Juan Ortega, effacée mais ô combien importante, dans ce face à face avec la complicité décevante des toros de Jandilla/Vegahermosa. Viendra l’heure de consacrer – il faut l’espérer – un article monographique sur ce torero de Séville, résidant à Cordoue, dont le style et concept de toreo classique éclataient à Linares le 30 septembre dernier.
Les titres de la presse taurine ont célébré l’actuación de Morante comme s’il était naturel ou évident de reconnaître la valeur et magnificence de ses faenas qui, malgré cela, se réduisaient en un laconique et médiocre bilan : silence au 1er ; ovation au 3ème ; vuelta après avis au 5ème. Pourtant, devant l’écran de la télévision et du programme Toros de Movistar, je ne pouvais que m’extasier après que Morante ait déployé face à ses trois jandillas tout son art mais aussi, et c’est à mon avis le plus important, une maîtrise, une lidia et un valor, une vaillance occultée derrière le naturel et la pureté de son jeu de cape et de muleta. Le premier Jandilla «Seminarista» nº63 de 480 kg était destiné à la feria de Séville annulée comme chacun sait à cause de la pandémie de la Covid-19. Donc, juste de trapío et qui d’entrée grattait le sol et s’immobilisait devant la cape de Morante. C’est alors que, provoqué, ce toro entrait et se freinait dans la cape, passage assortit d’un vif cabaceo. A l’ancienne, en semi-génuflexion, Morante guidait par le bas la charge irrégulière et pesante du toro et lui servait, debout, une véronique et la demie qui ponctuaient ce premier exercice de domination souveraine. Le début de faena, composé de passes alternées par le haut était suivies d’un trincherazo et de plusieurs derechazos, un par un, dont la gestuelle sublimait la charge ordinaire du toro. Le troisième, enmorrillado, montado, lançait ses pattes avant dans le capote de Morante et terminait par un derrote, coup de cornes par le haut. Il n’y avait pas de quite à ce toro mais la faena débutait à gauche, par des naturelles espacées agrémentées par un molinete invertido fleuri lié à la passe de poitrine, avec fluidité et grâce. Le toro ne coopérait pas mais la disposition de Morante compensait largement ce déficit : sans insister à gauche, il parvenait à lier plusieurs passes de la droite, longues et «templées» et termináit par la passe de poitrine, serrée et envolée, pieds joints, sans perdre un millimètre de terrain. Le placement, la pureté du geste, l’attraction de la muleta par le bas engageaient la charge noble - sans caractère - de « Sietegatos » nº 36.
C’est au cinquième qu’explosait véritablement toute la substance de l’art de Morante, la torería : ce-je-ne-sais-quoi qui distingue le torero, élégance et désinvolture feinte, démarche et gestuelle uniques. La description de la faena ne peut être comptable du nombre des passes et leur nature. Les passes initiales ne pouvaient être traitées de tanteo, pas à pas, trincherazo, derechazo subtil et gracieux, la passe de poitrine ciselait cette superbe entrée en matière. Il suffit de dire que Morante était placé, le corps vertical, sans forcer le geste de mouvoir la muleta par le bas que prenait le brave «Sarao» nº 37. Les passes de poitrine limpides et profondes, dans la continuité de la dernière naturelle, étaient à elles seules une fugitive composition sculpturale. Pieds joints, Morante enroulait le jandilla autour de sa ceinture, dans des derechazos courts et «templés». Et, oh surprise! des manoletinas - nous sommes à Cordoue, en hommage discret à Manolete – plutôt de profil, à la manière de Juan García «Mondeño» et pour terminer en beauté : des pases ayudados por alto, très toreros. Morante avait pu s’exprimer pour son plaisir, évident, et pour le public qui avait vibré aux accents de Suspiros de España qui accompagnaient cette œuvre magistrale. Le quite par chicuelinas à ce toro et le brindis au public étaient les signes de la décision de Morante de se donner et profiter des conditions a priori favorables de ce dernier toro dont le comportement aux piques augurait une bravoure absente chez ses autres congénères. La compétition entre Juan Ortega et Morante dans des quites par véroniques et chicuelinas, chacunes dans leur style, gratifiait le public amateur des touches artistiques tant absentes d’autres mano a mano. Les coups d’épées finaux, malheureux certains, ne permettaient pas à Morante de compléter son œuvre qui néanmoins restera dans les mémoires des 2960 privilégiés - restrictions sanitaires obligent - qui garnissaient les gradins de la plaza de «Los Califas».
Georges Marcillac
Photos de cultoro.com