Sour l’égide de l’Unión de Abonados Aficionados Taurinos de Madrid (UAATM), la conférence de Victor Pérez López “Le toreo classique, le toreo pur et… autres mythes” fut l’occasion pour un bon nombre d’aficionados de réfléchir aux termes recurrents et souvent galvaudés qui définissent les styles et façons de toréer. Au cours de l’histoire taurine, les traités de tauromachie, les voix autorisées des figuras ont doté “le combat du toro” à pied de règles et diverses dénominations qui inévitablement allaient évoluer avec le temps au gré de son extension, des modes et surtout de la vision et sensibilité des aficionados.
Victor Pérez est écrivain, chercheur, infatigable studieux de l’Hisoire de la Tauromachie. En particulier, il a consacré une bonne dizaine d’années à compiler documents et données pour les quatre tomes des “Annales de la plaza de toros de Madrid (1874-1934)”. En outre, il a publié de minutieux essais à propos de la suerte de varas, des élevages historiques et figures iconiques que furent “Guerrita”, Lagartijo” et “Frascuelo” et du ganadero Fernando Parladé.
En remontant l’histoire de la tauromachie moderne, les définitions du toreo ne manquent pas. Les chroniqueurs taurins, chacun à son époque, donnèrent plusieurs définitions, plutôt interpétations, du toreo, souvent avec le décalage du temps, selon leurs sources, compilations d’articles ou de documents épistolaires.
Depuis longtemps, on a qualifié de classique le toreo rondeño et le toreo sevillano. On devine le pourquoi de cette dénomination: l’origine géographique des deux premières “écoles” tauromachiques et de leur éclosion - fin du XVIIIe siècle - aux prémices justement du toreo moderne, ce dernier méritant aussi une définition…
Pedro Romero de Ronda et Joaquín Rodríguez “Costillares” de Séville, furent les deux figures principales de cette période représentant les deux styles de lidia des toros de cette époque, vifs, agressifs, le plus souvent mansos qui lançaient des derrotes plus qu’ils ne “mettaient la tête” dans capes et muletas. Le premier dirigeait la lidia dans le seul but de la mise à mort, avec sobriété et assurance, la cape et surtout la muleta seuls instruments pour régler - et uniquement cela - le toro avant sa mise à mort … a recibir. Le Sévillan s’adaptait aux conditions du toro et lui apportait son sens de la lidia, réalisait donc une faena assortie de suertes variées avant le volapié de son invention. Il est clair que les capacités et talents respectifs de ces deux précurseurs les distinguaient pour qu’ils fussent déclarés modèles de deux écoles: la rondeña et la sevillana. A eux deux se joignait José Delgado “Pepe Hillo” de Séville pour former le trio de référence de la tauromachie à pied de l’époque. Ce dernier est particulièrement fameux pour l’écriture du traité “Arte de Torear” de 1796 et par sa mort en 1801, sous la corne de “Barbudo” à Madrid, cogida immortalisée par Francisco de Goya dans son oeuvre gravée La Tauromaquia.
Pedro Romero Joaquín Rodríguez "Costillares" José Delgado "Pepe Hillo"
Dans le ruedo, “Pepe Hillo” se caractérisait par son audace et témérité face aux toros, d’où sa réputation, attitude et formes différentes sinon opposées aux deux autres maîtres. Pourtant, dans l’Arte de Torear, il énonce les règles et préceptes, ceux du toreo classique, qui s’appuyaient exclusivement, à la muleta, sur les suertes fondamentales du pase regular ou passe naturelle et du pase de pecho ou passe de poitrine pour que soit ensuite portée l’estocade a recibir ou á vuela-pies (selon le terme original); à la cape, la véronique et plusieurs autres suertes sont décrites en fonction du comportement du toro et de sa dangerosité car à maintes reprises, il est fait allusion aux risques de la cogida… et comment l’éviter.
Illustrations de la “Tauromachie” ou Art de Toréer” de Pepe Hillo – Édition de 1804
Quelques dizaines d’années après, Francisco Montes “Paquiro” (1805-1851) autre torero légendaire et de fort caractère, élève passager de l’Ecole de Tauromachie de Séville dont le directeur fut Pedro Romero (sic), écrivait aussi une Tauromaquia completa en 1836, plus étendue que celle de “Pepe Hillo” tout en reprenant la même composition et séquences de la lidia et les élargissant en fonction des conditions des toros et des terrains, donnant, dans le dernier chapitre, les indications pour la réforme du spectacle. Dans ce nouveau traité, aucune allusion n’est faite au toreo rondeño ni au toreo sevillano. Il semble que cette dualité n’ait fait “école”, si j’ose dire, que dans l’esprit d’essayistes, chroniqueurs, aficionados même, qui aient voulu transposer à leur époque l’idée que l’on se faisait, fin du XVIIIe siècle, des deux manières de concevoir le toreo. Dès les premières lignes du chapitre XI “De la suerte de muerte”, donc de la faena de muleta comme on l’entendait alors, est décrite la position du diestro en ligne avec le toro et la muleta tenue de la main gauche et, lorsque le toro arrive a jurisdicción, sera le moment de cargar la suerte… etc. Cette notion fondamentale du toreo classique - rondeño? - sera évidemment retenue et revendiquée, un siècle plus tard… par Domingo Ortega.
Un protégé de “Paquiro”, Francisco Arjona “Cuchares” (1818-1868), fut un torero de répertoire, de recours, de fantaisies, de spectacle et de grand charisme, de telle sorte qu’on put le considérer torero d’époque et prototype du torero sévillan. Désormais, le toreo prenait le label Arte de Cuchares car le style dominateur, inventif et spectaculaire de Francisco Arjona avait marqué les trente années de sa carrière. L’Arte de Cuchares, serait-il dorénavant le modèle du toreo? Sans aucun doute, bien que d’autres toreros pratiquaient le toreo technique, sans adornos, que l’on aurait tendance à qualifier de rondeño… comme son compétiteur José Redondo “El Chiclanero” (1818-1853) adepte et suiveur de son parrain d’alternative “Paquiro”. “Cuchares”, on a tendance à l’oublier, écrivit lui aussi “sa” Tauromachie, sous le titre Anales del Toreo - publiée en 1868, année de sa mort – où, dans sa première partie, est mis l’accent sur l’usage de la main droite pour faire passer le toro - avant exclusivité de la main gauche pour ce faire – ainsi que sur l’éclosion du sens esthétique apporté à la faena de muleta sans pour autant négliger l’objectif suprême de la mise à mort du toro. Cette innovation, passée trop longtemps sous silence, anticipait et ouvrait la voie du toreo moderne.
Il est intéressant de noter que bien plus tard, François Zumbiehl recueillait les pensées de deux toreros de la deuxième moitié du siècle dernier: Pepe Luis Vázquez de Séville et Antonio Ordoñez de Ronda- Le Sévillan assurait: ”Je n’ai jamais cru aux écoles, au toreo sévillan, au style de Ronda… […] le torero de Séville possède quelque grâce… la grâce sévillane”. Le maestro de Ronda était plus explicite: “Je ne crois pas aux “écoles”. Mon art ne s’explique pas par une école; c’est plus compliqué, ou moins compliqué. Il n’existe que des styles personnels, dont certains ont plus de profondeur et d’autres plus d’allégresse. […] Qu’importe puisque leur toreo peut atteindre le même degré de beauté.” ¿Pourrait-on ainsi conclure qu’il n’existe qu’une école classique?, celle qui exprime la beauté dans son aception la plus large?
Dans son exposé, Victor Pérez rappelait que la notion de toreo classique évoluait et la double référence sévillane et rondeña était, peu à peu, abandonnée. On reliait le toreo classique aux règles prédéfinies, à la tradition. Aurelio Ramírez Bernal (1869-1909), revistero de Málaga, auteur de nombreux libres taurins et contemporain de Rafael Molina “Lagartijo” et de Salvador Sánchez “Frascuelo”, estimait que le toreo classique, tout simplement, était le toreo “bueno, bien hecho” en s’appuyant sur des normes séculaires. Rafael Gómez “El Gallo” (1882-1960) abondait dans ce sens et ajoutait que le toreo classique était celui “bien hecho, bien ejecutado y… bien rematado” (bien achevé…). “Il n’existe donc pas, une école sévillane ni rondeña, sinon un art personnel qui peut être allègre et varié ou triste et somptueux. Les écoles sévillane et rondeña, seules, demeurent comme une suggestion esthétique selon une modalité de toréer essentiellement distincte (l’une de l’autre. NDLR)” (Nestor Luján – Historia del Toreo – 1964)
Les dernières années du XIXe furent marquées par le Cordouan Rafael Guerra “Guerrita” (1862-1941). Sa carrière durait à peine vingt ans jusqu’à sa retraite en 1899. Torero complet - superbe banderillero -, physique et technique, il fut adulé et finalement détesté par le public de Madrid et d’ailleurs, victime de sa supériorité de figura, de sa suffisance, de son orgueil démesuré. “Yo no me voy, me echan” (je ne m’en vais pas, on me rejette) dit-il lors de sa retraite… Considéré comme le plus grand torero du XIXe siècle, il est l’auteur d’une Tauromaquia trancrite par Leopoldo López de Saá, Leopoldo Vázquez y Luis Gandullo en 1896. Son apport au toreo est fondamental. Tout d’abord à la cape: le torero de profil et jouant du bras de sortie pour “garder” le toro. Ensuite à la muleta: dans les conditions d’un toro boyante, en fin de passe naturelle, le torero imprime aux vuelos du leurre un quart de cercle, étire le bras et se trouvera en position de répéter la passe, C’est le príncipe de la ligazón, le lié des passes.. “Guerrita” venait ainsi d’esquisser un nouvel enrichissement des faenas, à la fois technique et émouvant, “trouvaille” reprise vingt ans plus tard par “Joselito El Gallo”, faisant désormais école et introduite au toreo classique.
Il est naturel que ce soient les toreros qui impriment au toreo leur propre personnalité et qui bouleversent l’idée que l’on se faisait du toreo de la génération précédente à la leur. A l’apparition des deux figures emblématiques de l’Âge d’Or” du toreo, devrait se poser la question de qui Juan Gómez “Joselito” ou Juan Belmonte représentaient le mieux le toreo classique. Il est commun de dire que Joselito fut le paradigme du toreo de tradition porté à son extrême accomplissement et splendeur alors que Belmonte imposait un toreo novateur, hétérodoxe et “impossible” pour l’époque. Se terminait le toreo de poder a poder et naissait celui de l’émotion, du danger latent et de l’esthétique.
Juan Gómez “Joselito” Juan Belmonte
Finalement on passait du classissisme basé sur la domination et la culmination de la mort du toro au classissisme de l’emprise sur l’animal soumis à l’immobilité du torero créateur d’un art fugace et intemporel par le temple. On allait même qualifier Belmonte de rondeño! Mais alors, doit-on oublier que Joselito fut celui qui, devant un toro de Vicente Martínez, le 3 juillet 1914, liait successivement plusieurs naturelles et devenait l’initiateur du toreo en redondo, héréditaire - implicite ou explicite? - de Guerrita. Joselito pouvait ainsi être considéré, ô combien! novateur comme Belmonte le fut dans un autre style. La fusion de ces deux extrêmes constituait l’embryon du toreo classique moderne. La voie était désormais tracée par la “plus grande faena de l’histoire” que signait Manuel Jiménez “Chicuelo” au toro “Corchaito” de Graciliano Pérez Tabernero le 24 mai 1928 à Madrid. Ce jour-lá, il avair dessiné cinq séries de naturelles liées!! (*)
Le 29 mars 1950, à l’Ateneo de Madrid, Domingo Ortega prononçait une conférence intitulée El Arte del Toreo qui marquait, ou plutôt confirmait le fameux concept classique du parar, mandar, templar auquel il ajoutait le cargar (la suerte). Le toreo classique prenait ainsi une autre dimension, selon Ortega, tout en se référant - encore! - au toreo rondeño… de Pedro Romero! Démonstration était faite que, le toreo, à travers les âges, avait pu évoluer tout en conservant les príncipes immuables de la lidia. Domingo Ortega fut le torero important de l’”Âge d’Argent” des années 30 dont le toreo de mouvement vers l’avant - apprentissage de son époque des capeas - n’avait d’autre but que celui du dominio du toro encore “dur” avant la Guerre Civile espagnole. L’après guerre, dominée par Manolete, voyait apparaître une nouvelle conception du toreo, certes, avec des animaux amoindris, mais le Mexicain Carlos Arruza produisait, à son tour, un toreo hétérodoxe , de torero largo, inventif et audacieux. Dès lors, le toreo classique prenait une nouvelle fois des formes différentes, interprété par un grand nombre de toreros célèbres aussi divers que Luis Miguel Domínguín en passant par Paco Camino, “El Cordobés”, Paco Ojeda ou Morante de la Puebla.
Pureté de Morante de la Puebla - Sevilla - 07 05 2022
Le toreo moderne que nous vivons est celui que l’on peut, sans se tromper, désigner comme toreo classique dans ses multiples concepts et interprétations comme on vient de le montrer. Maintenant, vient à l’esprit la formule du toreo pur, expresión souvent associée à celle de toreo classique. Victor Pérez aborde ce sujet estimant que ce concept ne s’applique qu’à la lidia du toro integral n’ayant subi aucune manipulation et disposant de tout son potentiel physique, trapío et âge légal. C’est ce toro qui oblige le torero à bien se placer, “citer” de trois-quarts, poitrine en avant, le conduisant par la panza de la muleta avec temple et remate derrière la hanche pour permettre l’enchaînement des passes sans la moindre correction de position sans oublier le sacrosaint cargar la suerte… C’est en bref ce que prône le torero de San Fernando (Cadix) Rafael Ortega (1921-1997) dans son traité “El Toreo puro” sans vraiment apporter rien de nouveau sinon rappeler les règles immuables du toreo bien hecho y bien rematado… C’est le toreo pur de domination, d’émotion, de vérité. Celui-ci est donc lié à l’exaltation des sens, ceux du torero face à son adversaire, ceux du public qui vit avec intensité ce combat. Le toreo pur peut être idéalisé dans l’imaginaire de chaque aficionado ou celui vécu lors d’une faena exceptionnelle face à un toro également exceptionnel. Mais le toreo pur doit être aussi uni à la pureté technique, au placement, à l’exécution des passes ou de la mise à mort où sont latents le danger de la cogida, cette indéfinissable frontière de l’avantage donné au toro et de la résolution du risque par la fermeté et conduite du leurre. Le toreo pur est donc à la fois la perception personnelle et intime qu’en a le spectateur aficionado et l’exécution parfaite des suertes selon les normes, principalement celles de la naturelle, devant un toro TORO! Le toreo pur c’est la tauromachie la plus généreuse, la plus sincère, la plus exigente.
(*) Dans sa chronique de El Imparcial au lendemain de cette faena inérnarrable, Fedérico M. Alcázar la qualifiait de classique, pure, rondeña… C’est dire que cette faena mit tout le monde d’accord et que les faenas modernes réunissent tous les concepts du toreo!!! CQFD
Georges Marcillac
Sources:
Pour visionner la conférence de Victor Pérez, vous pouvez cliquer sur le lien https://www.youtube.com/live/srSswmSivbw?si=3oY3ASxwEc8ChkvP
Tauromaquia o Arte de Torear de José Delgado - Pepe Hillo - 1796 - Fac-similé 12/10 de 1985
Tauromaquia completa o sea el arte de torear en plaza de Francisco Montes – Paquiro . Ediciones Turner -2005
El Arte del Toreo de Domingo Ortega - Revista del Occidente – 1961
Historia del Toreo – Nestor Luján – Ediciones El Paseillo – 2024
La Tauromaquia de Rafael Guerra – Guerrita – Tomo I – 1896 – (Biblioteca Digital de Castilla y León)
Tres siglos de historia y conceptos – La Tauromaquia en los Diccionarios de la RAE (1713-2013) - José Luis Ramón Carrión - Jaime Olmedo Ramos - Revista de Estudios Taurinos N.º 32, Sevilla, 2012, págs. 151-184.
Des taureaux dans la tête – T1 – François Zumbiehl - Éditions Autrement – 1987
Toreo clásico contemporáneo – José Campos Cañizares – Ediciones Catay – 2018
Toreo pur – Toreo moderne – René Philippe Arnéodau – www.toreoyarte.con – 29/01/2013