Madrid - 10 mars 2025 - “Tardes de Soledad”: Silence on tourne!

Le film documentaire “Tardes de Soledad” du réalisateur espagnol Albert Serra (1975 - Banyoles - Province de Gérone - Catalogne) vient de sortir sur les écrans de Madrid. Attendu impatiemment des aficionados, ils étaient nombreux à la première séance du jeudi 6 mars. En effet, ce film primé de la “Concha de Oro”, maxime distinction du 72ème Festival International de Cinéma de Saint Sébastien (Guipúzcoa – Pays Basque), représentait à lui seul un évènement cinématographique, auréolé de prix et nominations des plus prestigieux festivals et des critiques élogieuses des gens du cinémathographe. Il était aussi associé aux campagnes des animalistes anti-taurins puisqu’il était question d’un film à caractère tauromachique, sujet polémique et hautement réprobable pour les bien-pensants ou les intolérants de notre société. Sans scénario, seul le son et les images, sans même un voix off, pratiquement sans musique de fond, tel se presente ce documentaire dans un exercice de voyeurisme involontaire qui se focalise sur les deux protagonistres de l’oeuvre que sont le toro brave et le Péruvien Andrés Roca Rey (ARR) actuel Nº1 au box-office des matadors. Il ne s’agit donc pas d’un film qui retrace l`histoire d’un matador comme il y en eut dans le passé, éloigné des clichés habituels, de telle sorte qu’aucun cinéaste ne s’aventure aujourd’hui à faire revivre les grands noms de l’hisoire de la tauromachie après le dernier “bide”, celui du Manolete de Menno Meyjes et acteurs Adrien Brody et Penelope Cruz.

Albert Serra, réalisateur radical, esthète et arbitraire dans sa conception de tournage, plante le décor et laisse les acteurs évoluer sans direction – et pour cause dans le cas de ARR et celui du toro indomptable - au gré de l’action en direct sans aucun scénario conçu par avance.  Selon sa technique habituelle, à l’aide de trois caméras et liberté de prise de vue donnée aux cameramen, Albert Serra et son équipe ont accumulé plus de 700 heures de rushes et nécessité plusieurs mois de montage pour les deux heures de projection. Les images et les sons, recueillis par les micros sans fil que portent ARR et ses banderilleros, sont les supports d’une improvisation totale liée au vécu du matador dans les arènes de Madrid, Séville, Bilbao et Santander en 2023, avant et après la corrida dans la solitude de celui qui va affronter la toujours posible cornada, la mort? et celui qui en réchappe sans trop savoir pourquoi. De la sorte, le spectateur entrevoit, pressent l’accident dramatique, presque fatal, du torero cloué entre les cornes et les planches de la plaza de Cuatros Caminos de Santander. La tension est extrême, accentuée par les chocs du toro contre les planches, par son souffle, ses cornes et son regard, le halètement de ARR, ses Hé! pour inciter sa charge sans qu’on voie clairement son passage dans la muleta. Sans complaisance ni retenue, sont montrées les blessures infligées au toro, les piques, les banderilles, l’agonie du toro sous l’épée et la délivrance de la puntilla. Cette version de cinéma vérité dépasse la vérité que prétend connaître l’aficionado le plus endurci. La cruauté des images et la mort du toro dans le sang et le sable pourront révulser et scandaliser les âmes sensibles mais la dureté des images est, selon l’auteur, la métafore de la soufrance de la nature et ne peut être cachée sinon tomber dans l’hypocrisie des séquences taurines télévisées.

Pour Albert Serra, les toros sont “la quintescence de l’Espagne”, la corrida étant le “seul spectacle qui parvient à transcender l’ordonnance esthétique du temps, de l’espace et du mouvement, pour aller plus loin à travers la présence de la mort”. Cette mort du toro, certes, mais aussi celle, latente, de l’homme.  ARR n’incarne aucun personnage, il est lui-même dans sa nudité et la solitude du rituel de l’habillage dans sa chambre d’hotel, dans sa relation muette avec le mozo de espada aux gestes justes et automatiques. Il est seul dans sa prière à la Macarena dont il sèche symboliquement les larmes en déposant un mouchoir brodé sur son image. Il est seul dans le fourgon de cuadrilla qui le conduit à la plaza, seul aussi au retour dans ses réflexions, visage impassible, serein en apparence – la vie ne vaut rien, lui avait-on dit après les affres d’une cornada miraculeusement évitée - et cherchant l’explication d’être vivant et indemne. ¿A-t-il été, une fois de plus, protégé et exaucé par la Vierge de la Macarena, patronne des toreros?

Sans la musique de fond évidemment, sans le récitant du combat avec le toro, le silence est seulement brisé par les tacos, grossièretés lancées en l’air ou à l’encontre du toro assassin, proférés par les hommes de la cuadrilla.  Ces derniers, professionnels, au service de leur chef de file, se prêtent à encencer le maestro, à glorifier sus cojones, sa vaillance. Cela est aussi une découverte pour le spectateur peu averti de la chose taurine, de la jerga et du rôle des subalternes. De leurs réactions et commentaires transparaît leur humanité car, eux aussi en symbiose avec leur maestro, ils doivent faire face à la tragédie qu’ils éludent parfois par le tragi-comique de leurs plaisanteries graveleuses.

L'aficionado a los toros pourra se sentir étranger à la représentation de ces “après-midis de solitude”, du documentaire qui ne montre pas de belles passes, le pourquoi des oreilles coupées au terme d’une faena qu’il n’a pu voir ni juger, des allers-retours d’images sans continuité -  montage aléatoire guidé seulement par la sensibilité du monteur - trompé par le même costume burdeos y azabache, souillé de sang et de sable et impeccable dans la séquence suivante… Ces détails sont insignifiants au regard de l’impact des images et du son, du toro en gros plan et des chocs de ses cornes contre les burladeros, de la sauvagerie des premières charges qu’il faut maîtriser, de l’angoisse qui se respire au moment des premier pas du paseíllo, lithurgie anachronique vêtue de brocarts, d’or, d’argent et d’azabache.

Tardes de Soledad sera sans doute une référence pour les cinéphiles pour l’art et la technique du réalisateur, de montrer, et de quelle façon, la cruauté avec l’animal et la determination de l’homme, son apostolat d’affronter tous les dangers, chercher le succès aussi et, jour après jour, relever les mêmes défis.  Albert Serra ne cache rien, ne se délecte pas non plus des images les plus impactantes ou désagréables. Ce documentaire n’est ni moraliste, ni folklorique. Il pose son regard sur une manière de voir la vie et la mort au travers du personnage et personnalité d’Andrés Roca Rey dont on devine l’isolement renforcé par l’absence d’images du public. Ce public pourtant présent que le torero défie autant qu’il le fait avec le toro. Ce film n’est pas conçu pour plaire ni aux aficionados frustrés, ni aux anti-taurins excités. Il est un chant à la vie et à la mort inéluctable, des uns et des autres, humains et animaux. La cruelle beauté des scènes transcende le sens de notre vie à l’exemple du toro, animal mythique, et du torero, super-héros contemporain.

Georges Marcillac

Ce contenu a été publié dans Général, Georges Marcillac Escritos, Madrid. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

This site uses Akismet to reduce spam. Learn how your comment data is processed.