CRUZARSE et CARGAR LA SUERTE

Courant février 2014, la chaîne CANAL+ TOROS a reçu le maestro Enrique Ponce afin de marquer l'imminence de ses 25 ans d'alternative.  A cette occasion, et parmi d'autres sujets de conversation, le maestro a abordé le thème de la technique du "croisement" en cours de faena ( cruzarse ).

Cette intervention, riche en enseignements, a été motivée par la question d'un journaliste qui en a basé le contour en faisant référence aux exigences, en la matière, qu'imposerait un secteur du public madrilène.

Le maestro Ponce, après avoir rappelé que se croiser est l'acte, pour le torero, d'avancer son corps vers la corne contraire de manière à dépasser l'axe virtuel de la colonne vertébrale du toro passant entre les deux cornes, a très justement expliqué que le torero ne se croise que lors du premier muletazo et qu'ensuite il est impossible de se croiser entre chaque passe si l'on veut lier une série. Il a expliqué également que se croiser est un recours qui permet au torero de provoquer la charge en réduisant le risque d'être vu par l'animal.  Tout ceci est parfaitement juste et ne souffre aucune critique.

Là où les difficultés commencent, c'est lorsque cette excellente démonstration est utilisée pour justifier une position marginale du torero entre les passes, comme s'il n'y avait pas d'autre choix possible qu'entre  se croiser ou être "fuera de cacho" .  Enrique Ponce va jusqu'à expliquer que ce qui est en fait difficile, et donc louable, c'est de laisser la muleta avancée sous le museau  et de maîtriser la charge tout en ne se croisant pas (sous entendu en étant  "fuera de cacho").  Ce serait donc à l'aune de ce critère que se mesurerait la qualité du toreo.  Il pourfend ainsi le concept de "se croiser" avec pour objectif sous-jacent de justifier la marginalité.

Il y a, à mon sens, une confusion des concepts qui, venant d'un maestro comme Enrique Ponce, ne peut-être commise qu'en connaissance de cause.  La confusion est créée entre les notions de croisement, charger la suerte, toréer por fuera  et la position "fuera de cacho".  Lorsqu'on débute en afición il est tout à fait normal de superposer ces différentes notions qui sont indicatives du degré ou non d'engagement du torero.  Avec le temps on apprend à les distinguer et à donner à chacune une importance relative aux circonstances du combat.

Le toreo moderne est une savante alchimie entre ces techniques avec l'objectif de fluidifier la chorégraphie de la faena tout en réduisant le degré d'exposition du torero, donc le risque (étant ici précisé, bien sûr, que le risque n'est jamais complètement éliminé).  Mais dans le toreo pur la volonté de domination est accouplée à une attitude empreinte du sens de l'honneur qui s'exprime à travers la notion de "cargar la suerte".

Tout ce que disait Enrique Ponce lors du programme de CANAL+ TOROS est exact.  Ce qui pose problème c'est, d'une part, que dans sa démonstration le sujet du "cargar la suerte" n'est pas abordé et d'autre part que des conclusions soient tirées à partir de notions incomplètes et partielles.

La première confusion répandue est celle qui consiste à assimiler le "charger la suerte" et "se croiser".  S'il est exact que l'action de se croiser peut être un indice du "charger la suerte", cette dernière notion se révèle aussi et surtout par d'autres attitudes du torero.  "Charger la suerte" est une posture qui résulte de la conjonction du comportement du toro et du torero.  Lorsque le bicho se retourne avec vivacité et attaque, le fait même pour le torero de se retourner sans perdre du terrain, tout en avançant la jambe de sortie, ne serais-ce que très légèrement, de quelques centimètres, le buste exposé en avant, est une attitude de "charger la suerte".  Dans ce cas, il n'est nullement question de se croiser.  Mon avis est d'ailleurs que le "charger la suerte" peut exister même sans ces quelques centimètres d'avancée de jambe, si et lorsque la pression exercée par l'animal est forte et que le torero lui résiste (il refuse de rompre et emploi sa technique pour détourner la charge).

Maintenant supposons que le toro soit "aplomado" et se retourne mollement, au point de ne même pas terminer sa rotation vers le torero et sans répéter sa charge.  Dans ce cas, dans le toreo moderne,  le torero qui se retrouve de facto dans une position marginale, hors trajectoire ("dejado descolocado"), décide de ne pas rectifier sa position et positionne même la jambe de sortie en retrait, tout en laissant la muleta en avant comme le préconise Enrique Ponce. Il est alors, relativement au toro, totalement "fuera de cacho" (en retrait de la trajectoire, l'inverse de se croiser).  Il s'agit là d'un concept spécifique au toreo moderne.  De surcroit,  les toreros adeptes du toreo moderne,  tendent à doser les trajectoires des toros en donnant alternativement des "toques por fuera" (cite vers l'extérieur)  pour écarter le toro du corps, puis parfois vers l'intérieur pour donner de l'impact à la passe.  Toute cette stratégie n'est applicable qu'avec des toros  dont on a tempéré, par la sélection, la bravoure, car un toro véritablement brave ne pardonnera pas une position marginale prolongée ("fuera de cacho").  Cette contradiction entre bravoure et technique moderne est effacée dans le discours des partisans et adeptes du modernisme par réinterprétation de la notion de bravoure du toro.  Anciennement  il était de sagesse commune de considérer la bravoure comme la capacité du toro à combattre avec vivacité durant les trois tiers, en se déplaçant, en poussant et en durant face au châtiment et à l'épreuve.  Maintenant nombre de taurins se réfèrent à la bravoure comme étant la seule capacité du toro à répéter mécaniquement sa charge dans la muleta,  après avoir été épargné de tout effort dans les deux premiers tiers.

Enrique Ponce sous-entend que le public de Madrid aurait tort d'exiger le croisement en cours de série car cela empêcherait de lier les passes dans une continuité.  Il a raison.  Sauf que le public de Madrid ne demande pas du tout cela.  En réalité le public madrilène réagit différemment à deux situations distinctes.   Lorsque, face au toro moderne "aplomado", le torero décide de conserver une position "fuera de cacho" , alors que le toro est arrêté, "parado" et qu'il persiste à citer ainsi l'animal en répétant les "toques", le public madrilène se manifeste pour demander au torero de se croiser pour déclencher la charge.  Ce n'est  pas le cas lorsque le torero lie une série dans un mouvement continu.  Dans ce cas le public se manifeste, pendant la série, pour conspuer le positionnement marginal  "fuera de cacho", mais pas pour demander au torero de se croiser.  Enrique Ponce, comme "El Juli", le savent parfaitement.  Il est toutefois plus intéressant pour eux de compter sur les doutes du public non averti afin de les prendre à témoin et faire  constater une contradiction qui l'est seulement en apparence. En résumé le public de Madrid demande au torero de se croiser lorsque le toro s'arrête et que le torero continue de citer en position "fuera de cacho", alors que lorsque qu'il torée en continu, en liant les passes,  mais en position "fuera de cacho",  il proteste pour que le torero rectifie sa position marginale et "charge la suerte" (ce qui n'est pas la même chose que de demander qu'il se croise).

Un passage savoureux de l'intervention du Maestro PONCE fut lorsqu'essayant de justifier le positionnement "fuera de cacho", sans le nommer, en arguant de  l'impossibilité de se croiser entre les passes au risque de ne plus lier, il décida d'enfoncer le clou en disant que ce qui serait critiquable, dans ces circonstances, ce serait de se contorsionner, les fesses en arrière.  Evidemment  son élégance habituelle et naturelle, ainsi que sa rectitude, sont tout le contraire de cette description, mais ne pourrait-elle pas s'appliquer à d'autres de ses confrères?  Je n'ai pu m'empêcher de penser à "El Juli" qui de toute évidence a abandonné toute prétention à l'élégance et à la verticalité qu'il prodiguait pourtant au début de sa carrière.

Au bout du compte, Madrid est probablement la dernière arène où sont encore défendus des préceptes classiques, basés sur le toreo pur.  Il n'est pas étonnant que les Maestros mentionnés ci-dessus n'aient pas eu envie ces dernières années de multiplier les passages à Madrid. Il est tout aussi compréhensible que le Maestro PONCE y prépare sa prochaine venue en avançant des explications techniques destinées plus au public non avisé qu'à l'aficion qui, elle, n'est pas dupe.

Il reste cependant une hypothèse dans laquelle ces figuras peuvent triompher à Madrid, ou ailleurs, tout en toréant comme ils ont l'habitude de le faire.  Cela dépend des toros auxquels ils sont opposés.  En effet leurs techniques, qui au regard des normes classiques devraient n'être que des recours, n'en demeurent pas moins acceptables selon les circonstances.  S'ils devaient croiser le chemin de braves adversaires qui les mettraient à l'épreuve et qu'ils soient en mesure d'appliquer leur toreo habituel malgré cette adversité, alors le triomphe leur serait sans nul doute acquis.  On en revient ainsi au fondement même de la tauromachie,  à savoir que c'est le toro de lidia qui donne l'importance et l'émotion au combat.

René-Philippe Arnéodau

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Une réponse à CRUZARSE et CARGAR LA SUERTE

  1. LIAMMOM dit :

    En sortant de Toros 2000 j'arrive sur ce site par "hasard" Ce que j'y trouve me comble par ses explications claires et précises que je comprends sans être un hispanisant averti
    Merci vous venez de gagner un nouveau consultant

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