La reprise des activités taurines en Espagne est désormais une réalité et les premières corridas ont eu lieu, dès la mi-juillet, alors que la pandémie du Covid-19 n’est pas encore totalement jugulée. De nombreuses affiches apparaissent pour annoncer des corridas à Plasencia, Navas de San Juan, Mérida, Osuna, Huelva, El Puerto de Santa María, en attendant celles du mois de septembre prévues pour les Ferias du Riz et des Vendanges d’Arles et Nîmes. La plaza de Ávila (Castilla y León) célébrait deux corridas les 18-19 juillet derniers sans trop de succès par manque de public: la limite autorisée de 2500 spectateurs n’ayant pas été atteinte, tout en observant les règles de distance sanitaire et port de masque. Le résultat artistique, quant à lui, devrait faire regretter l’absence des aficionados, surtout le dimanche, avec une très estimable corrida cinqueña d’Adolfo Martín. Il ne reste plus qu’à attendre le bilan des spectacles annoncés, la plupart, pour le mois d’août pour être certains de la réponse du public et de l’espoir d’un démarrage tardif mais prometteur de la temporada 2020.
Dans ces mêmes colonnes nous avons évoqué les inquiétudes du monde taurin et surtout les conséquences pour le futur de l’arrêt provoqué par la Covid-19. Si les aficionados sont privés «de toros», plus alarmante encore est la situation des professionnels du monde taurin. Bien entendu les toreros du haut de l’escalafón, certaines empresas et quelques ganaderos, ceux autour desquels tourne l’essentiel de la saison, peuvent se permettre une année sans entrées pécuniaires encore que, pour quelques éleveurs, l’équilibre économique de leur affaire reste incertain. Il n’en est pas de même des toreros des catégories inférieures, des novilleros et de la majorité des picadors et banderilleros dont les ressources dépendent des contrats de leurs chefs de file attitrés ou occasionnels. Durant ces derniers mois (voir mes articles des 29 mai et 23 juin) différentes réunions et manifestations laissaient quelque espoir pour que soient résolus les problèmes de chômage technique des plus défavorisés. Malgré la reconnaissance explicite de leur qualité d’artistes du monde de la culture (Décret Royal 1435/1985 et Décret-Loi 17/2020), un coup d’arrêt était donné lorsque le SEPE (Servicio Estatal de Empleo), qui dépend du Ministère du Travail et de l’Economie Sociale, refusait les aides sollicitées par les professionnels taurins, aides qui étaient garanties par le Ministère de la Culture espagnol. Cette situation surréaliste valait à la Fondation du Toro de Lidia (FTL) et son président Victorino Martín García d’adresser une lettre ouverte à la ministre du travail, Yolanda Díaz Pérez de Podemos qui s’était targuée de ne laisser personne atras dans le sens que personne ne serait oublié au moment d’apporter les aides de chômage forcé… Cette lettre exprime clairement que c’est l’esprit partisan de la ministre et sans doute de son leader, le second vice-président du gouvernement, Pablo Iglesias, que la tauromachie indispose…(sic), qui guide cette décision arbitraire et d’abus de pouvoir. Pendant ce temps la UNPBE – Unión National de Picadores y Banderilleros de España – organisait, les 21-22 et 23 juillet, des manifestations et rassemblements devant le Ministère du Travail et réclamaient la démission de la ministre. La deuxième journée faisait l’objet de reportages dans les médias car le blocage de l’artère principale de Madrid, le Paseo de la Castellana et le feu mis à quelques pneumatiques avaient braqué micros et caméras. Ainsi, cette action plus «violente» alertait les medias silencieux jusqu’alors car, a priori, cette mobilisation ne pouvait intéresser personne... Vendredi dernier, la ministre était « interceptée » lors d’une visite à Tolède par un groupe de manifestants pour réclamer, à grand bruit et sans incident, leurs droits. Sur les réseaux sociaux, plusieurs voix s’élevaient en défense des cuadrillas. Diego Urdiales et d’autres toreros insistaient sur l’injustice et la discrimination dont sont victimes leurs compagnons «subalternes» auxquels ils doivent pour certains de leur avoir sauvé la vie ou plus souvent d’un accident majeur. Pour l’instant le Ministère du Travail reste muet.
D’autres réunions se multipliaient cette dernière semaine, menées par la FTL et l’UNPBE avec des délégations de parlementaires, celle aussi de la UCTL avec des représentants de l’administration locale (de Madrid) et du Ministère de la Transition Ecologique. Pour les uns, le but était d’attirer l’attention des députés (du Partido Popular et de VOX…, PSOE toujours absent) de la situation économique des professionnels du monde taurin. Pour les autres, celui de solliciter la réduction des charges qui pèsent sur les élevages dans cette période d’absence de corridas et mettre l’accent sur les dangers qui menacent la dehesa et la conservation de la race bovine de lidia.
Malgré toutes ces actions, une vague de pessimisme envahit les aficionados indépendamment des problèmes liés aux conséquences de la pandémie sur leur vie privée ou professionnelle. Ils se trouvent sous le coup de l’abstinence forcée de leur distraction ou dévotion favorite – la corrida - et dans l’incertitude de l’offre à court ou moyen terme de programmes de ferias aussi bien en Espagne qu’en France. Sans qu’ils soient directement impliqués dans ces réunions, les aficionados se sentent concernés car de leur réponse aux futures décisions dépend l’avenir de la tauromachie. Sans public la tauromachie n’est pas viable, c’est une évidence. L’exemple peut venir de la Fédération des Sociétés Taurines de France (FSTF) qui projette d’organiser en 2021 les Etats Généraux des Tauromachies et consulte les aficionados pour apporter une synthèse et des solutions aux problèmes qui concernent la tauromachie fortement touchée par la pandémie Covid-19.
Tous les intervenants du secteur taurin sont conscients de l’urgence d’une restructuration mais on est encore loin de voir émerger une idée, un projet, un mode de financement qui permettrait de fédérer tous les groupes actifs du monde taurin. Avant même de résoudre les problèmes internes, le premier objectif est d’assurer la protection de la tauromachie par la loi, d’obtenir une reconnaissance sans faille des administrations (de l’Etat et des Communautés autonomes, des régions en France) et de recevoir l’acceptation de la société. Ensuite, les taurinos devront revoir et refondre les structures du secteur pour que l’activité taurine renaisse et perdure selon des méthodes modernes et fiables de gestion. Il est impérieux que tous les intervenants y trouvent leur compte sur la base d’une économie saine et durable et d’une règlementation unique et réaliste. Que soient révisés les coûts de production - rôle et devoir de l’administration – et établies des conventions collectives réellement observées aussi bien par les organisateurs de spectacles que par les participants directs - éradication du fameux « tunnel » - et indirects. La crise actuelle doit être mise à profit pour revoir et redorer l’image de la tauromachie par l’éducation et l’accent donné à la valeur écologique de l’élevage des toros bravos, aux cultures qu’elle rassemble, de son caractère humaniste, par la diffusion des corridas à la télévision et information de la presse écrite. Il n’est évidemment pas question de réviser le rituel, la liturgie de la corrida, mais les expliquer et les rendre actuels malgré l’anachronisme qui pèse sur son déroulement, seul spectacle où se jouent la vie et la mort des acteurs, toreros et toros. Malheureusement, soit par la faute des médias, soit par le torero lui-même, l’image du torero-héros d’autrefois est aujourd’hui mise au rang des frivolités et reportages des magazines people. Un travail de promotion, d’éducation, de régénération doit être développé et mis en œuvre tant qu’il en est temps sinon la tauromachie ira tout droit vers sa disparition.
La saison taurine espagnole tourne autour de celle de Las Ventas de Madrid avec ses répercussions pour le reste des pays taurins. Or malgré la convention signée par la présidente de la Communauté Autonome de Madrid (CAM), Isabel Díaz Ayuso, et le maire de la capitale pour soutenir la tauromachie, la direction de Plaza1 qui gère les arènes semble indiquer qu’il n’y aura pas de Feria de Otoño cette année alors qu’un léger espoir était né il y a quelques semaines. Comme on le sait, Plaza 1 doit verser annuellement une redevance – un canon – de 2,8 M€ à la CAM pour l’usage des installations de Las Ventas. Ne pourrait-on espérer un accord pour que ne soit payé qu’une proportion de ce canon en fonction du nombre de corridas à programmer pour la Feria d’Automne? De plus les normes sanitaires de la CAM obligeraient une limitation à 75% de la capacité de l’arène pour ces corridas, ce qui laisserait une marge raisonnable pour monter des affiches attrayantes. Quant aux abonnés qui ne pourraient retrouver leur place pour ces corridas, ils devraient avoir la garantie de conserver leur abonnement de 2019 pour 2021. La gravité de l’absence de corridas à Las Ventas serait sans doute un nouveau coup porté à la tauromachie dans son ensemble.
Si des mesures, comme celles énoncées plus haut, n’étaient pas décidées et appliquées avant la fin de l’année, si des accords et de nouvelles règles ne pouvaient être établies, tant à Madrid que pour toute l’Espagne, le risque serait grand de voir la saison 2021 tronquée – sans la Covid-19, il faut l’espérer – pour une nouvelle atteinte irrémédiable? définitive? à la Tauromachie.
Georges Marcillac
Photo; L'arène de Ávila le dimanche 19 juillet Dessin d'Alain Bonhoure pour la Revue TOROS